dimanche 27 avril 2008

Le réseau global d'échange d'Argentine, huit ans après

Article d'Eloïsa Primavera recueilli sur http://grit-transversales.org/article.php3?id_article=236
Veuillez vous reporter à cette adresse pour profiter des liens qui y sont inclus


Il a huit ans, je présentais à Paris l’expérience des réseaux de troc en Argentine, qui réunissaient à l’époque une centaine de milliers de membres à travers tout le pays. Ceux-ci échangeaient régulièrement des produits et services de tout type pour réagir à la crise de l’emploi qui touche depuis lors la classe moyenne. Nous étions conscients de la spécificité de l’expérience Argentine, par rapport à la plupart des SELs développés en France, Belgique et aux Pays Bas. Nous avons même cru à l’époque qu’une révolution était en train de se bâtir, car nous sentions que le Marché pouvait être maîtrisé... Pourquoi le nier ?

En 2001, l’expérience argentine, qui entre temps avait été introduite au Brésil, en Uruguay, en Bolivie, au Chili, Équateur et en Colombie, était présentée dans le cadre du Forum Social Mondial à Porto Alegre (Brésil). Le chantier "Monnaie Sociale" au sein de l’Alliance pour un monde responsable, pluriel et solidaire naissait à cette occasion. Le titre de notre texte de lancement - "Monnaie sociale : permanence opportune ou rupture de paradigme ?" - met en évidence l’espoir et l’ampleur de la démarche qui commençait.
Mais, que s’est il passé depuis ?

En Argentine, des multiples réseaux ont continué de se former jusqu’à atteindre le nombre de 10.000. Ces groupes étaient présents dans toutes les provinces et 6 millions de personnes (sur une population totale de 36 millions) ont déclaré participer, plus ou moins activement, à ces échanges non monétaires. Puis des raisons, sans doute multiples, ont mené le système à son écroulement en Septembre 2002. L’article que j’écrivais à l’époque "Richesse, argent et pouvoir : l’éphémère « miracle argentin » des réseaux de troc" tentait de fournir une approche moins naïve que ce que des chercheurs et journalistes de passage ont cru comprendre. L’origine de la crise des réseaux de troc est survenue un an avant la crise financière argentine et ses raisons ont été plutôt idéologiques que strictement "financières". Deux modèles ont commencé a se battre à l’intérieur des groupes : l’un qui voulait "faire des affaires", et se transformer en "Banque Centrale", l’autre - utopique - qui prétendait redistribuer la richesse et éliminer "l’argent marchandise". Actuellement, à l’occasion d’une thèse de doctorat, nous réorientons nos recherches sensiblement, pour tenter de répondre à la question "Comment ces systèmes ont-ils été possibles" plutôt que "Pourquoi l’écroulement a-t-il eu lieu ?".

Au Brésil, à partir de 2003, le gouvernement progressiste a promu un mouvement d’économie solidaire, mouvement au sein duquel les monnaies sociales paraissaient trouver le terrain idéal pour se développer. Mais la réalité est que ce développement est bien trop lent, par rapport aux besoins des populations. Comment expliquer cette lenteur sous des auspices pourtant favorables ?

En tentant de répondre, non sans une dose de provocation, à ces deux questions portées par les expériences argentine et brésilienne, nous renouvelons notre engagement dans l’avenir de ce mouvement. Au delà de sa difficulté à s’installer durablement, celui-ci apparaît au final bien plus contre-hégémonique qu’on ne le croyait.
Changer l’argent ? Ou simplement en faire profiter plus de gens ?

La pensée de , Margrit Kennedy et Bernard Lietaer nous éclaire fortement sur quelques "culs de sac" peu visibles, à l’intérieur de l’économie et des politiques sociales. D’un coté, Bernard Lietaer (The future of money, 2001) a proposé une approche particulièrement fertile du phénomène de l’argent en montrant que l’économie elle-même est née dans le paradigme de la rareté, l’argent étant lui-même partie du système... Margrit Kennedy, à son tour, a indiqué comment se sortir de ce pêché originel en reconnaissant que les taux d’intérêt bancaires (simple et composé) rendent le système financier insoutenable du point de vue de son évolution dans la durée. (Interest and inflation free money. Creating an exchange medium that works for everybody and protects the earth, 1996). Ces deux auteurs croient aux monnaies complémentaires, comme porteuses de solution pour les crises du système financier international. Conviction que nous partageons.
Si le chemin est si clair, pourquoi est-il tellement difficile d’y parvenir ?

... nous avons été en contact avec de multiples systèmes de monnaie complémentaire partout dans le monde. La quasi-totalité soutenait jouer le rôle d’une monnaie sociale et solidaire, en poursuivant comme objectif une redistribution de la richesse au lieu de sa concentration. Entre temps, c’est la richesse elle-même qui a été redéfinie : le Produit Intérieur Doux a été découvert... L’économie solidaire a été considérée comme une stratégie alternative au développement intégral et durable, elle a multiplié ses initiatives, mais... les monnaies complémentaires ne se sont pas développées à la mesure de nos efforts.

Pour citer un exemple familier pour un public francophone, si nous pensons à une définition possible d’un SEL, que serait-elle ?

* Un groupe de personnes qui s’entraident : chacun produit et consomme à l’intérieur du groupe
* L’argent est remplacé par une monnaie créée par le groupe : une monnaie qui devient de facto sociale et solidaire
* Finalement, tous épargnent de l’argent officiel car il n’y est pas utilisé...

Si, de l’autre côté, nous trouvons au sein de l’économie solidaire des processus de :

* Contrôle des moyens de production par les travailleurs
* Autogestion des entreprises par les travailleurs
* Accès au crédit favorisé par les politiques d’État
* Distribution équitable de l’excédent

Il est aussi nécessaire de tenir compte du fait que ces initiatives doivent :

* Donner la priorité au marché intérieur (au moins aux besoins de base)
* Intégrer tant les individus, les groupes, les communautés que la nature dans son processus

Ces conditions sont-elles réalisables simultanément ? Les acteurs impliqués, se connaissent-ils? Les coopératives, petites et moyennes entreprises d’autogestion, les boutiques du commerce équitable, les finances éthiques, les monnaies sociales, la consommation responsable, le développement durable, se sont-ils rencontrés et ont-ils ouvert un dialogue fertile indispensable à leur réalisation ? Voici les questions essentielles qui sont devant nous et dont nous constatons qu’elles ne sont pas prises en compte par les différents acteurs sociaux, eux-mêmes enfermés dans le "paradigme de la rareté" attaché à chaque projet, à chaque dynamique...
Et si nous posions le regard ailleurs, où serait le bon endroit ?

A partir des constats tirés de la crise argentine et de la lenteur du processus brésilien (que nous avions pourtant cru porté par de nombreux facteurs de succès), nous avons radicalement changé de point de vue et sommes passés du paradigme de la rareté au paradigme de l’abondance. En effet, nous avons constaté que les initiatives durables partageaient quelques caractéristiques, telles que l’engagement permanent et soutenu dans la durée, la multiplicité d’acteurs et la variété de projets tournés vers la communauté, plutôt que vers des individus. Au-delà des projets rationnels, et de leur planification, de l’utilisation optimale des ressources, la durée reste la clé de voûte de toute aventure de transformation.

Partant de ces constats, le Projet COLIBRI a été conçu en 2003, projet qui commence à montrer ses résultats, certes embryonnaires mais stimulants. Il a pour objectif la formation d’agents multiplicateurs de projets de développement local intégré et durable, appuyés sur une large éventail de stratégies.

Dans le cadre de ce projet, plusieurs initiatives ont été lancées en Argentine et au Mexique, pour promouvoir ET ARTICULER DANS LE TEMPS, DANS N’IMPORTE QUEL ORDRE :

* La réactivation des ressources locales : soit à partir de projets en cours, soit à partir de la création de nouveaux projets. Il s’agit de renouer avec l’utopie, malgré tout...

* L’utilisation de systèmes alternatifs de financement, tels que le micro-crédit, les fonds rotatifs, les finances éthiques.

* L’introduction de systèmes d’échanges non monétaires, tels que les monnaies sociales, les SELs/LETS, les banques de temps, ou le "troc" direct.

* L’adoption des formules de gestion partagée État - Société civile, telles que le Budget Participatif (inspiré de Porto Alegre) et d’autres projets de co-gestion qui ont déjà montré leur viabilité.

Est-ce encore un nouveau rêve ? Ou sommes-nous sur une piste tangible ?
Après avoir vécu l’expérience argentine, nous croyons absolument au fait que rareté et abondance ne sont pas des données objectives de la réalité de la planète, mais différents paradigmes dans lesquels nous choisissons de vivre . Et nos recherches ont montré que le langage est bien imprégné de l’un ou l’autre de ces paradigmes.

Ainsi, si nous nous arrêtons trop souvent à observer les conflits, si nous leurs cherchons des coupables, ou de belles théories de la conspiration, si nous croyons par-dessus tout à notre savoir d’experts, nous serons inexorablement confrontés en permanence à une série de problèmes, car toutes ces attitudes appartiennent au paradigme de la rareté...

En revanche, si les différences nous semblent légitimes (pas seulement tolérables), si nous cherchons plutôt notre propre responsabilité dans l’état actuel des conditions de vie de nos sociétés, si nous préférons les résultats construits en consensus (difficiles à obtenir, sans doute) à ceux que génèrent les conflits, nous serons alors impliqués en permanence dans des projets, des constructions alternatives qui cherchent cet autre monde possible...

À notre avis, et au risque de paraître naïve, ce dont nous avons besoin par-dessus tout ce n’est pas de changer la monnaie, mais de radicaliser la démocratie. Il faut trouver les moyens d’oser le faire ! Il faut être capable de penser que nous sommes a la fois chacun et tous responsables du maintien de la rareté de nourriture, là où elle en manque...

Il faut penser que nous sommes capables de renoncer à notre héritage matériel, aussi bien de celui venu de nos parents qu’envers nos enfants. Il faut pratiquer un commerce équitable avec les petits commerçants du quartier plutôt que d’acheter "moins cher" dans les grandes surfaces. Il faut être capable - chacun d’entre nous- de créer des opportunités pour les chômeurs proches de nous d’accéder à des petites "banques éthiques"...

Il faut OSER - en permanence - proposer des mesures de changement, plus ou moins radicales, plus ou moins libres, peu importe. Des propositions toute à la fois radicales et libres. Nous pouvons commencer par découvrir le paradigme de la rareté chez nous-mêmes et construire chaque jour des propositions pour vivre, en permanence, dans le paradigme de l’abondance... pour tous....

Heloísa Primavera, biographie



Article extrait du site grit-transversales.org/auteur.php3?id_auteur=78


Je suis née au Brésil et vis en Argentine depuis 1968. J’ai fait mes études en Biologie à Sao Paulo et une spécialisation en Biologie Moléculaire et Neurophysiologie en France. L’essai de fusion de ma profession avec ma militance sociale et politique m’a mené à faire une Maîtrise en Sciences Sociales et à écrire une thèse sur "Péronisme et changement social" ; j’ai été dirigée par le Professeur Darcy Ribeiro, l’un des auteurs dont la pensée a contribué à mon ouverture à la Grande Patrie d’Amérique Latine. Depuis, j’ai fait une formation approche systémique avec W. De Gregori au Brésil, puis en epistémologie constructiviste linguistique avec les créateurs de l’Ecole de Santiago (H.Maturana, F.Varela et F. Flores).

Comme consultante, je travaille dans le domaine de l’analyse organisationnelle, la mise en marche et évaluation de projets sociaux pour des organisations publiques et privées, tels que le PNUD, la BID et la CEPAL.

Professeur à la Maîtrise en Administration Publique à la Faculté des Sciences Economiques de l’Université de Buenos Aires, j’y suis candidatte au Doctorat, à partir d’une recherche sur les « Monnaies complémentarias et l’économie sociale en Argentine : contributions de l’epistémologie constructiviste ».

Engagée dès 1996 dans la promotion des réseaux de troc avec monnaie sociale en Amérique Latine, j’anime depuis 2000 le groupe de travail sur Monnaie Sociale du PSES - Pôle de Socioéconomie Solidaire de l’Alliance pour un Monde responsable, pluriel et solidaire ; avec Philippe Amouroux, Laurent Fraisse, Marcos Arruda et Yoko Kitazawa j’intègre l’EGA - Equipe Global d’ Animation du PSES, qui gère actuellement 13 groupes de travail à niveau international.

Avec des collègues d’huit pays de la région, j’ai été co-fondatrice du RedLASES - Réseau Latinoaméricain de Socioéconomie Solidaire en 1999, qui anime actuellement le Projet COLIBRI, dont l’objectif principal est la formation et mise en réseau de 1500 promoteurs du Développement Intégré et Durable en Amérique Latine, cofinancé par la FPH (Fondation Charles Léopold Layer pour le Progrès de l’Homme), Suisse, la Fondation pour la Qualité et la Participation et le Laboratoire pour l’Innovation Sociale, Argentine.



A Buenos Aires, l’économie sociale trouve sa place à la Faculté d’économie


Il aura fallu sept ans à Heloïsa Primavera, professeur à l’Université d’économie de Buenos Aires, impliquée dans le développement des réseaux de troc, pour légitimer une approche sociale et transdisciplinaire de l’économie dans un cadre d’enseignement et de recherche.

Philippe JACQUOT

12 / 2001

Le cloisonnement universitaire des disciplines est une constante mondiale. En Argentine, comme ailleurs, la science-économie ne veut pas entendre parler des sciences politiques, qui ne veulent pas entendre parler de la gestion... Lorsque Heloïsa Primavera obtient la création d’un programme de formation de managers sociaux, en 1993, à la Faculté nationale d’économie de Buenos Aires (80 000 étudiants parmi les 300000 que compte l’université, toutes matières confondues), cela fait cinq ans qu’elle tente de faire entrer la dimension sociale dans l’enseignement de l’économie. "Manager social, un double scandale", ironise Heloïsa Primavera. D’un côté, le politologue ne peut supporter de voir le social parasité par le concept privé de management, de l’autre, l’économiste ne peut intégrer dans sa grille de réflexion la variable sociale. Le programme naît donc en 1993, face à la nécessité, pour l’université, d’évaluer les aspects propres à la sphère sociale (éducation, santé, retraite) de la crise financière argentine. Heloïsa Primavera enseigne depuis 1984 dans un Master d’administration publique chargé de former des haut fonctionnaires. C’est dans le cadre de ce diplôme, lui-même inclus dans le programme de formation et de modernisation de l’Etat, que la formation de manager social est intégrée. Heloïsa organise tout de suite un travail transdisciplinaire reliant l’économie au social, au politique, à la gestion. Cette transdisciplinarité se superpose à la diversité en âge et en expérience des étudiants : économistes, mais aussi sociologues, médecins, politologues. Depuis cette première incursion du social dans l’enseignement de l’économie, plus de vingt cours similaires ont vu le jour dans différentes universités argentines. La ligne de force de cet enseignement est de développer une conscience de la responsabilité sociale globale des fonctionnaires dans les procédures d’administration publique. Jusque-là, en effet, dominait l’idée d’une responsabilité réduite à la tâche de chacun des fonctionnaires. Plus largement, l’approche sociale intègre trois types de responsabilité au sein de l’administration : une responsabilité à court terme vis-à-vis de la gestion de projet, une responsabilité à moyen terme vis-à-vis de la politique fiscale, une responsabilité à long terme vis-à-vis de la construction d’un nouveau modèle de développement social. Mais la légitimation d’une implication du social dans l’économie universitaire passe par la modification de la base de la théorie économique. Il faut rompre avec le critère de rareté qui caractérise la monnaie, une rareté fondée sur le monopole d’émission que détient l’Etat. La monnaie sociale, entorse populaire à ce monopole, vient ébranler le cercle vicieux de la crise financière, qui fait "disparaître" la monnaie officielle, alors que la matière première, les moyens de production et la force de travail continuent à exister. Au sein de groupes locaux, une nouvelle unité monétaire est créée, des billets émis et une activité économique et sociale peut de nouveau se développer.

Une deuxième étape, capitale dans ce processus de reconnaissance universitaire, consiste dans la création d’un Département de recherche et développement en théorie monétaire et économie sociale, formellement acceptée au mois de mai 2000. Le département traite en premier lieu, sous forme d’étude de cas, des réseaux de troc et de monnaie sociale. Ces réseaux ont explosé à partir de 1997-1998, dès lors que le pouvoir politique s’accommodait de ce système en tant que moyen de lutte contre la pauvreté. Peu importe que la monnaie sociale court-circuite le circuit financier national. Les réseaux de troc concernent aujourd’hui vingt millions d’Argentins. Des municipalités et des provinces comme celle de Santa Fe acceptent même de prélever l’impôt en monnaie sociale. Dernière décision en date, en décembre 2000 : le secrétaire d’Etat à l’Industrie, au Commerce et à l’Emploi de la province de Buenos Aires a signé une convention de diffusion avec les réseaux de troc. Depuis, le nombre de réseaux a doublé. Aujourd’hui, à travers ce développement de la monnaie sociale et de ces outils universitaires, on peut envisager qu’un débat de fond sur la théorie économique est entamé. Acte fort de sa jeune existence, le Département de théorie monétaire et économie sociale sortira au printemps 2002 son premier ouvrage : un recueil d’expériences de réseaux de troc. Si la plupart des économistes voient dans la monnaie sociale un simple palliatif à la crise, d’autres appuient l’idée que la crise révèle le cul-de-sac dans lequel se trouve la théorie économique et monétaire et qu’il est temps de changer la donne. Et même si les premiers ont raison, Heloïsa Primavera leur répond que s’ils arrivent à vivre sans les réseaux de troc, beaucoup auront vécu, un temps, grâce à eux.